mardi 15 juin 2010

Satori et haïku, des éclairs d'éternité


Parfois les nuages
Viennent reposer les gens

D’admirer la lune

Poème haïku de Basho, 17e


Nishida et l’éveil du « soi »

Pour Nishida Kitaro, philosophe de l’école de Kyoto (voir ci-dessous), la philosophie aide la conscience ordinaire à atteindre l’état d’éveil. Cet éveil doit permettre de connaître la réalité à son niveau le plus fondamental. Il est principalement déductif, au sens où personne ne peut avoir des intuitions par procuration ou être éveillé pour quelqu’un d’autre. Il ne peut non plus procéder d’une accumulation d’expérience, car ce qui a été vécu est déjà dissipé. Il faut donc « voir pour soi même » en un lieu et en un temps (Ba). L’état suprême du connaître est atteint lorsque le connaissant et le connu ne sont plus qu’un. Cet état d’éveil, d’illumination, constitue un « éclair d’éternité », une sensation éphémère de totalité avec toutes les ambitions fragmentaires qui conduisent nos vies. Pour Nishida, cet état d’éveil conduit à la reconnaissance d’un « soi » plus authentique que le « je », car non subjectif ni egotique ; à cet instant précis, il devient même un « non-je ».


Haïku, forme poétique du satori

Le haïku est une forme poétique japonaise, attribuée à Basho au 17e siècle. Il s’agit d’un poème très court, de 17 syllabes arrangées en 3 vers de 5-7-5, qui doit pouvoir se lire en une seule respiration. Il doit suggérer l’instant et faire référence à la nature ou aux saisons. Il ne supporte aucun commentaire : toute tentative d’explication, de métaphore est superflue et revient à l’affaiblir. Le haïku transmet un coup d’œil, une odeur, un passage instantané de Vie, in-signifiant et pourtant terriblement « vrai ».

Je vis la première neige

Ce matin là j’oubliai

De laver mon visage

Pour Roland Barthes[i] : « Le Koan (exercice Zen), et le haïku qui en est la branche littéraire, sont destinés à arrêter le langage pour tenter d’atteindre le satori, de suspendre la pensée asservie au langage, et rechercher une sorte d’a-langage se situant uniquement au plan d’une sensation à l’unisson avec le Monde.


La chose est saisie comme évènement et non comme substance, les haïkus sont des aventures infinitésimales, qui en arrivent jusqu’à nous faire souvenir de ce qui ne nous est jamais arrivé ! Deux des fonctions fondamentales de notre écriture classique disparaissent avec le haïku, la description et la définition.

Le haïku n’exclue pas l’excentricité ou l’humour, mais avec parcimonie :

A la question du maître Zen : « qu’est-ce qu’un éventail ? », l’apprenti doit répondre sans jamais utiliser ni description ni définition :

Refermer l’éventail, se gratter le cou avec…

puis le rouvrir, placer un gâteau dessus

et l’offrir au maître !

悟り Satori : une épiphanie

Barthes reconnaît dans l’épiphanie quelque chose de proche de ce qu’il nomme incident — où quelque chose survient, apparaît — dont il souligne l’affinité avec le haïku, par quoi se manifeste une certaine figure de la vérité, qui s’exprime selon la théorie zen par le terme satori, et dans la théologie catholique occidentale par le terme quidditas introduit par saint-Thomas.

Le texte bref, explique Barthes, est l’expression du « C’est ça ! » — soudaine révélation du réel surgissant dans la nudité même d’une apparition irréductible à tout commentaire. En ce sens, épiphanie et haïku s’apparentent à la photographie, à laquelle Barthes donnera le nom devenu célèbre de punctum.

Par le poème — haïku ou épiphanie — comme par la photographie, quelque chose fait image et qui a valeur de marque laissée dans le temps par un évènement, évènement qui ne peut pas être exactement raconté mais comme désigné, pointé du doigt de manière à faire signe vers un certain moment de vérité.



[i] Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture



Mots-clés : Nishida Kitarô et l’école de Kyoto


Homme d’une érudition immense, poète et calligraphe, Nishida Kitarô (1870-1945)

étudia les classiques chinois, bouddhiques, la philosophie occidentale jusqu’à son

fondement grec. Il apprit les langues « vivantes » et « mortes » de la philosophie

européenne avec William James, Hegel, Bergson, Aristote….

Sa « logique du lieu » (basho tekironri) permet de donner un sens philosophique à une

certaine capacité « mimétique » propre aux Japonais, consistant à « se vider de son soi

propre pour englober l’autre », magnifiée dans l’histoire par l’épisode foudroyant

d’apprentissage collectif de l’ère Meiji. Il introduit le concept du «lieu du néant absolu» (basho) non pas comme un non-être (vide) mais comme un creux :

La bête, qu’elle soit encore vivante, à portée, vulnérable, -ou non, c’est sa fuite que poursuit le chasseur.

Il condamna explicitement «l’ultra-nationalisme » et « l’impérialisme », et tenta même d’intervenir auprès de l’Empereur Shôwa ; il ne participa jamais aux fameux colloques organisés en 1942 à propos de la question du « dépassement de la modernité » qui avaient pour finalité de « justifier » philosophiquement le militarisme japonais. Pourtant son image souffrit longtemps d’une appartenance, malgré lui, à cette nébuleuse complexe et peu explorée, dénommée « École de Kyôto » : trois générations d’une trentaine de penseurs, dont certains furent marxistes comme Mutai Risaku et Miki Tosaka qui moururent en prison du fait de leurs idées, et d’autres participèrent, parfois non sans réserve, aux fameux colloques évoqués plus haut.


Pour en savoir plus :
Les philosophes du néant, un essai sur l'école de Kyoto, James W. Heisig, Editions du Cerf 2008

2 commentaires:

  1. C'est un commentaire de Stéphane. Mais comme il n'a pas réussi à le poster et que je ne sais pas encore bien comment ça marche, je le livre à sa place :
    Ecriture quasi poétique, très en suspension, entre la recherche d’une compréhension objective de la connaissance qui voudrait la « saisir » et un lâcher prise pour la laisser advenir à elle-même dans sa partie insaisissable et mystérieuse.
    Passage de notions en notions sans lien apparent ou explicite, le lecteur doit comprendre lui-même pourquoi il lit tout çà et ce que cela démontre, mais là c’est mon côté analytique qui parle !!
    Le lien avec la culture occidentale est souvent fait mais de manière tenue comme si tu voulais ne pas provoquer trop l’effet.
    Au final, lecture amusée et amusante, riche en nouveautés qui frôle malgré tout l’ésotérisme, légère, dédramatisée, …

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  2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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